Les ambulanciers urgentistes du privé, mandatés par le SAMU, mal payés mais indispensables
Devant les urgences de l’Hôpital de Hautepierre, le ballet des ambulances ne cesse pas en cet après-midi du mois de mai. En deux heures, 8 véhicules passent. Un seul d’entre eux est un camion de pompiers. Les sept autres sont estampillés Ambulances de l’Orangerie. Cette entreprise privée de transport sanitaire appartient au groupe Greiner. Avec ses 15 ASSU (Ambulance de secours et de soins d’urgence), la société constitue la plus grande flotte d’urgence de Strasbourg.
Naïma (prénom modifié), ambulancière depuis 6 ans, vient de transporter une personne en détresse respiratoire. Naturellement, elle évoque la crise sanitaire :
« Nous sommes le premier maillon de la chaîne du soin d’urgence et donc forcément en première ligne contre la Covid-19. Ces dernières semaines étaient difficiles à vivre émotionnellement. Toute la journée nous étions au contact de personnes contaminées. Quelques collègues se sont retrouvés en arrêt maladie, et l’un d’entre eux a morflé. Au départ, nous avions très peu de matériel de protection mais heureusement, il y a eu des dons de masques et le Samu nous a équipés. »
Les ambulanciers et les auxiliaires ambulanciers, qui travaillent en binôme, ne toucheront pas la prime de 1 500 euros du gouvernement destinée au personnel soignant. « Notre statut est problématique. On ne dépend pas du ministère de la Santé mais de celui chargé des Transports, et on n’est pas des fonctionnaires mais des salariés du privé. Pourtant c’est le Samu qui nous mandate ! On ne livre pas des colis, on emmène des humains en détresse, » s’indigne Yannick (prénom modifié), qui attend sur le parvis que son patient soit pris en charge. Il est assis sur le siège passager et sa main tapote frénétiquement sur la carrosserie de l’ambulance. « Vous savez, c’est stressant comme job, même après plusieurs années ! »
Environ 70% des transports d’urgence effectués par le secteur privé
« Le modèle actuel des urgences compte sur ces professionnels du privé. Ce sont eux qui gèrent la majorité des transports de secours, » explique Syamak Agha Babaei, médecin urgentiste, régulateur au Samu pendant la crise et candidat écologiste aux élections municipales. En mars 2020, ces ambulances ont réalisé 5 306 interventions à la demande du Samu dans le Bas-Rhin, soit plus de 171 par jour. Selon les Hôpitaux Universitaires de Strasbourg (HUS), 71% des transports d’urgence ont été effectués par des ambulanciers privés en 2018, soit environ 50 000 interventions.
« On n’est pas chers, on les arrange bien, » lance Yannick, pince-sans-rire. D’après les HUS, le coût d’une prise en charge par une ambulance privée, avec un ambulancier et un auxiliaire ambulancier, se situe entre 50 et 70 euros, avec une éventuelle tarification supplémentaire en cas de longue garde du patient dans l’ambulance. Un transport effectué par les pompiers coûte au minimum 123 euros. Enfin, une intervention du Smur (Service mobile d’urgence et de réanimation), qui induit le déplacement d’un ambulancier, d’un infirmier et d’un médecin, employés par le Samu, est facturée 425 euros. Syamak Agha Babaei détaille :
« C’est le médecin-régulateur qui juge si l’urgence nécessite la présence d’un médecin avant le transport de la personne vers l’hôpital. Si tel est le cas, on envoie un véhicule du Smur. Mais le plus souvent, les ambulanciers et les auxiliaires arrivent seuls pour récupérer les personnes en urgence médicale. Ce sont nos yeux sur le terrain, qui analysent la situation et nous transmettent les informations. »
Des ambulanciers urgentistes formés comme des soignants
Le groupe Greiner compte 200 salariés dans le Bas-Rhin, dont 50 à Strasbourg. Il transporte aussi des personnes dans le cadre de soins non-urgents. L’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros en 2019. Dans la capitale alsacienne, la société Jussieu secours prend aussi en charge du transport d’urgence.
Solène (prénom modifié), ambulancière depuis 2019 aux Ambulances de l’Orangerie, va transférer une personne des urgences de Hautepierre vers celles du Nouvel Hôpital Civil. Elle a encore cinq minutes pour fumer sa cigarette. Elle l’allume, accroupie sur le trottoir, à quelques mètres de son véhicule mais toujours en surveillant la porte d’où va sortir son patient. Elle en profite pour montrer sa carte d’ambulancière professionnelle dont elle est fière. Elle a obtenu le diplôme d’État d’Ambulancier (DEA), une formation de 6 mois :
« Nous devons connaitre les pathologies pour savoir dans quelles urgences emmener les patients et pour transmettre les bonnes informations au personnel médical. Nous maîtrisons les gestes de secours comme l’oxygénation, ou les massages cardiaques que nous réalisons régulièrement. Enfin, nous savons mettre en place les bonnes conditions de transport pour les patients, ce qui peut être vital. »
« Travailler 180 heures pour gagner 1 100 euros nets »
Les auxiliaires ambulanciers ont un statut légèrement différent : leur formation ne dure que 70 heures. Mais ils participent tout de même à la prise en charge des urgences médicales, ce qui implique des compétences techniques, « souvent apprises sur le terrain, » explique Monique (prénom modifié), auxiliaire depuis 2 ans pour les Ambulances de l’Orangerie. Jean-Philippe Rudloff, porte parole du Collectif des transports sanitaires du Grand-Est, évoque des difficultés qui incombent à ces métiers :
« Émotionnellement, nous sommes confrontés à la détresse, à la mort. Il y a aussi une vraie pénibilité physique, nous portons des charges lourdes. Les heures de repas et de sommeil sont souvent irrégulières. »
Adossés à leur ambulance, Sabrina, auxiliaire, et Arié, ambulancier, plaisantent entre deux missions. Ils seront bientôt appelés pour intervenir. Leur métier les passionne, mais il n’est pas suffisamment reconnu selon eux. Sabrina évoque ses horaires, son salaire, et surtout la convention collective nationale qui encadre son métier et celui d’ambulancier :
« Ces accords nous imposent un rythme de travail difficile et des bas salaires. Nos plannings sont organisés en plages de 12 heures. À la fin, on est lessivés. Moi je travaille en général 180 heures par mois pour gagner 1 100 euros nets. J’ai donc un salaire largement en-dessous du Smic par rapport aux heures réellement travaillées. »
Ambulancier, Arié gagne « environ 1 400 euros nets pour 180 heures ». Les deux perçoivent aussi des tickets repas : 8 euros pour Arié et 3,69 euros pour Sabrina.
Jean-Philippe Rudloff détaille le calcul du salaire des ambulanciers et auxiliaires ambulanciers :
« Le taux horaire fixé par la convention collective est calculé à partir de coefficients qui tiennent compte des temps de battement que l’on peut avoir pendant nos horaires de travail. On est payé pour 80% de notre temps de présence en gros. Mais nos rythmes diffèrent. Et pendant les temps de battement, on est sur notre lieu de travail, pas chez nous. »
« La course à la rentabilité doit cesser »
Devant les urgences, pour les huit ambulanciers et auxiliaires interrogés, le discours est le même : il faudrait les considérer comme des soignants et augmenter leur rémunération. Les traits tirés, Naïma observe plus généralement « une course à la rentabilité, au détriment des patients » :
« Quand on doit enchaîner les urgences avec un tel rythme, on peut plus facilement faire des erreurs, potentiellement fatales. »
Joint par téléphone, Yannick Janeiro, chef d’une société d’ambulances en Bretagne et président de la FNTAU (Fédération Nationale des techniciens ambulanciers urgentistes) estime qu’à l’avenir, toutes les urgences seront gérées par le privé :
« Nos coûts sont bien plus faibles que ceux du public. Nous militons notamment pour un nouveau diplôme d’État de technicien ambulancier, pour nous donner plus de légitimité. »
« Beaucoup arrêtent au bout de trois ans »
Monique est sur le point de repartir des urgences enfant. « Faut qu’on enchaîne, on a une nouvelle intervention. » Elle est fatiguée par son métier, et confie ne pas savoir si elle le pratiquera encore longtemps :
« Tout le monde a fait de beaux discours sur les soignants avec la crise sanitaire, surtout les politiques. Je trouve ça tellement hypocrite. Aujourd’hui, être ambulancier ou auxiliaire, ça n’est plus pérenne. Beaucoup arrêtent au bout de trois ans, c’est ça la réalité ! »
De son côté, Naïma, assise au siège passager de son ambulance, laisse deviner une pointe d’espérance :
« Notre problème est symptomatique d’à peu près tous les métiers de soignants. J’espère que le coup de projecteur permettra de gros changements dans l’ensemble du secteur. »
Naïma et son auxiliaire viennent d’être mandatés par le Samu. Le véhicule démarre, la sirène retenti quelques secondes plus tard. Il est 16 heures, le binôme opère depuis 7 heures du matin, et finira « certainement vers 19h30 ou 20h. »